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Entretien du 15/04/08
Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur associé à l'Institut Thomas More

Il n’y a pas d’opposition de fond entre l’OTAN et la Politique européenne de défense et de sécurité (PESD)

Le Cercle des Européens : L’annonce par Nicolas Sarkozy, lors du sommet de l’OTAN à Bucarest le 3 avril, du retour de la France dans le Commandement militaire intégré de l’Alliance atlantique en 2009, doit, selon le Président français, contribuer à la relance de l’Europe de la défense. Que pensez-vous de cette approche ?

Jean-Sylvestre Mongrenier : Le possible retour de la France dans la structure militaire intégrée ne serait officialisé que lors du prochain sommet de l’OTAN, à Strasbourg-Kehl, pour les soixante ans du Traité de Washington (4 avril 1949), mais il est vrai qu’il semble probable. Il faut se remémorer la part de la diplomatie française dans la fondation de cette communauté de sécurité, le rôle de plaque-tournante politique et militaire qu’elle y jouait jusqu’à la décision du 7 mars 1966, ainsi que la forte contribution que la France apporte aujourd’hui au bon fonctionnement de l’OTAN (aussi bien en terme de contribution financière que militaire). Par ailleurs, on ne peut prétendre relancer l’ « Europe de la défense » (la PESD), et plus largement donner une forme politique à l’Europe, sans les Européens. Or il se trouve que la majeure partie des Européens (21 des 27 Etats membres de l’Union européenne) pensent et conçoivent leurs politiques de défense dans le cadre de l’OTAN. On ne saurait donc opposer l’UE et l’OTAN et, pour se référer à un sketch des Marx Brothers, il vaut mieux rapprocher le tabouret du piano plutôt que de faire le contraire. Cette approche est donc empreinte de bon sens. Il n’en reste pas moins que la manœuvre, au sens politique et stratégique du terme, est complexe. Il nous faut préserver et rénover l’OTAN, notre commun outil de défense collective, tout en maintenant ouverte la possibilité d’une montée en puissance de l’UE dans le domaine militaire.

Quel est l’état des relations entre l’OTAN et l’Europe de la défense ?

Si l’on ne voit pas en l’Union européenne (UE) une « Europe totale », historiquement destinée à supplanter l’Alliance atlantique et à se poser en rivale des Etats-Unis, il n’y a pas d’opposition de fond entre l’OTAN et la PESD. Cela n’exclut pas des rivalités de projets, certes, ainsi que les rivalités entre « technostructures » (ces dernières tendent à développer leurs intérêts propres). La défense collective est du domaine de l’OTAN et cela est explicitement rappelé dans le Traité de Lisbonne. L’« Europe de la défense » (l’expression est surtout usitée en France) est axée sur la conduite des missions de Petersberg, définies en 1992, et elle relève de la gestion de crise. En l’état actuel des choses, les relations entre l’OTAN et la PESD sont codifiées à travers les accords dits de « Berlin Plus », négociés entre 1996 et 2002. Ces accords permettent à l’UE d’utiliser des moyens de l’OTAN – des quartiers généraux, c’est-à-dire des moyens de commandement, pour l’essentiel-, pour conduire des opérations en propre. Le Deputy-SACEUR (l’adjoint au Commandant suprême des Forces alliées en Europe) assume le contrôle de ces moyens et assure l’interface entre les instances politico-militaires de l’UE et les forces déployées sur le théâtre. Ce mode stratégique a été choisi pour mener les opérations de l’UE dans l’ex-Yougoslavie (Macédoine et Bosnie-Herzégovine).

Pour d’autres opérations de l’UE, c’est une « nation-cadre » qui apporte le quartier général (multinationalisable), et l’ossature de la force. C’est le cas notamment des opérations menées en Afrique (République démocratique du Congo, Tchad). La troisième solution consiste en un modeste Centre d’opérations civilo-militaire, au sein de l’Etat-major de l’UE (EMUE), activable en cas de besoin dans le cas où l’on ne recourt pas aux deux solutions précédemment évoquées. L’éventuel renforcement de cette cellule permettrait de renforcer les relations d’ordre civil et militaire avec l’OTAN, ce qui est souhaitable. Cela dit, il y a des résistances de la part de certains pays, au sein l’OTAN : les Britanniques, « as usual », mais aussi les Turcs, en raison des fortes incertitudes quant à leur entrée dans l’UE.

L’annonce de l’envoi de quelque 700 soldats français en Afghanistan, s’ajoutant aux troupes françaises qui y stationnent déjà, peut-elle s’interpréter comme un simple gage aux alliés américains, ou comme une façon de faire accepter dans le même temps un renforcement de la politique européenne de sécurité et de défense (PESD), peu prisé par certains de nos partenaires tels que les Britanniques ?

Il ya effectivement une dimension transactionnelle dans la décision de renforcer la présence française sur un théâtre d’opérations où nous somme en retrait par rapport à d’autres pays alliés (Américains et Britanniques, mais aussi Canadiens, Allemands, Italiens, Néerlandais). Il s’agit d’afficher une forte solidarité militaire afin que l’OTAN n’involue pas dans le sens d’une alliance à deux vitesses au sein de laquelle seuls certaines nations seraient prêtes à payer le prix du sang. Au-delà des négociations quant à la rénovation de l’OTAN, le retour plein et entier de la France dans la structure militaire intégrée et le renforcement de l’ « Europe de la défense », il faut admettre que les Alliés partagent de réels enjeux de sécurité sur le front afghan.

C’est une « guerre de nécessité », avec un mandat international, et le passage de la FIAS (Force internationale d’assistance à la sécurité) sous contrôle de l’OTAN a été approuvé par l’ensemble des pays membres (les décisions se prennent à l’unanimité). Lorsqu’en 1989 les Soviétiques se sont retirés d’Afghanistan, les Américains, comme l’ensemble des Occidentaux, se sont désintéressés de ce théâtre géopolitique. Nous en voyons les conséquences … Le débat politique et stratégique sur l’Afghanistan ne se fait pas « en apesanteur », à partir de simples hypothèses d’école ; c’est un défi d’importance. On ne peut admettre la perspective d’un retour au pouvoir des Talibans, la reconstitution d’un émirat islamique, base territoriale d’Al-Qaïda et centre nerveux mondial de l’islamo-terrorisme.

Peut-on concevoir une défense européenne véritablement autonome ? Est- elle crédible en l’absence de volonté de la plupart des Etats européens de se doter d’un véritable budget de la défense ?

On peut l’imaginer une future défense européenne, au sens propre, prenant en charge la défense de l’Europe. Quant à la concevoir … Nous n’en sommes pas là, loin s’en faut, et toute anticipation hâtive se révèle bien vite contreproductive. Pour mémoire, l’expression française d’ « Europe-puissance » a eu un effet de repoussoir pour de larges segments des opinions publiques européennes. Il faut bien comprendre que la grande majorité des Etats européens ne veut pas d’une défense européenne autonome. La défense collective de l’Europe s’organise au sein de l’OTAN, avec les Etats-Unis et le Canada. Et s’il en est ainsi, c’est que les Européens le veulent ainsi. Les nations européennes participent effectivement d’une communauté de civilisation mais elles ne s’en sont pas moins rudement affrontées entre elles au cours des siècles. Entre 1914 et 1945, l’équilibre des puissances en Europe a failli et ce sont les Etats-Unis qui assument depuis le rôle de « balancier au large » et de « stabilisateur hégémonique ». Les équilibres entre les Etats européens s’élaborent dans l’aire géopolitique euro-atlantique, Amérique du Nord comprise, et non pas dans la seule Europe.

Ce qu’il nous faut donc rechercher, c’est un partage non pas statique mais plus clair des rôles entre l’OTAN et l’UE, les Etats membres de l’UE devant privilégier cette instance pour la gestion de crise. Cela suppose le renforcement du Centre d’opérations (au sein de l’Etat-major de l’EMUE), de manière à gagner en réactivité et en efficacité. Le système des « nations-cadres » a ses vertus mais il a aussi ses limites et la mise sur pied d’une capacité autonome d’appréciation, de décision et d’action conditionne la réussite des opérations européennes, et donc la réponse aux défis qui nous sont jetés. Pour le Darfour, nous aurions pu réagir beaucoup plus vite si ce Centre d’opérations avait été activé et renforcé.

Quant à la faiblesse des dépenses militaires … De fait, la situation n’est guère brillante et l’Europe fait exception dans le monde. C’est à l’aune des budgets et des capacités que l’on juge des intentions et l’on pourrait arrêter ici cet entretien. On peut bien sûr se rassurer en pariant sur le Soft power européen mais ne cherche-t-on pas à faire de nécessité vertu ? Où s’exerce donc ce magistère moral revendique par certains Européens, et avec quels effets ? Jetons simplement un regard sur nos frontières orientales. Dans notre hinterland géopolitique, la Russie s’inscrit en faux contre cette autoreprésentation de l’Europe comme un vieux sage hégélien, lumière du Monde. Quant à l’impact de ce discours sur les équilibres géopolitiques et les évolutions du Moyen-Orient, il est pour le moins minime. Il faut dépasser cette fausse opposition entre Soft Power et Hard power, qui ne recoupe pas la dichotomie entre moyens civils et moyens militaires, mais des modes d’exercice distincts et complémentaires de la puissance.

Bien que non intégrée au Commandement militaire de l’OTAN (depuis son retrait en 1966), la France a déjà engagé son retour dans les institutions de l’OTAN avec Jacques Chirac. En quoi consiste le pas supplémentaire annoncé par Nicolas Sarkozy ?

Il est juste de replacer les décisions du président français dans une évolution d’ensemble, amorcée avant même l’élection de Jacques Chirac. La décision du 7 mars 1966 a été sublimée mais il ne faut pas y voir une sortie héroïque de l’orbite américaine. Pour s’en tenir à la présidence précédente, la France a réintégré le Comité militaire de l’OTAN en 1995, puis elle a décidé de s’engager dans la « Transformation » de l’OTAN et la mise sur pied de la Nato Response Force (sommet de Prague, 2002). C’est ainsi que 110 Français ont été « insérés » dans la structure militaire intégrée et que les états-majors de réaction rapide – Air, Terre et Mer – ont depuis été certifiés par l’OTAN. Le retour plein et entier de la France dans les structures militaires intégrées de l’OTAN constituerait le point d’orgue de cette évolution inscrite dans la durée. Si rupture il y a, c’est dans l’ordre des représentations, des perceptions et des discours. Sur ce plan, l’enjeu consiste à mettre en ligne les représentations et les situations. Les psychologues parleraient de réduction des « dissonances cognitives ».

Un pas supplémentaire consisterait à dépêcher plus d’officiers et de sous-officiers dans les structures militaires intégrées de l’OTAN, au sein des grands commandements stratégiques (le Commandement des opérations, à Mons, et le Commandement de la Transformation, à Norfolk), ainsi que dans les commandements régionaux (Naples, Brunssum et Lisbonne). Il ne s’agit pas de se contenter de défense un « pré carré » français au sein de l’OTAN, mais de participer pleinement à la définition de la « grande stratégique » atlantique et de participer de manière plus active à la définition du bien commun des Alliés. Soyons bien conscients que si les Britanniques et les Allemands dépêchent quelque 1500-2000 personnels militaires dans la structure militaire intégrée de l’OTAN, ce n’est pas simplement pour y faire du « suivisme ».

La relance de la défense européenne constitue l’une des principales priorités de la Présidence française de l’Union qui commence en juillet prochain. Afin de donner davantage de crédibilité à l’Europe de la défense, la France préconiserait de revoir à la hausse les crédits communautaires consacrés à cette politique. Que pensez-vous de ces orientations ?

Elle est éminemment souhaitable mais la crédibilité de la PESD repose aussi et surtout sur les épaules de ceux qui la promeuvent. La France se targue d’accorder environ 2% de son PIB à la chose militaire mais selon les normes de l’OTAN, qui font référence, ce serait plutôt 1,7/1,8% de la richesse nationale. Dans les armées, certains craignent que la publication du prochain Livre Blanc ne soit suivie d’une baisse des dépenses militaires (1,5% ?). Le problème est bien plus grave hors de France. Initiée dans l’ensemble de l’Europe après 1989, la politique des « dividendes de la paix » pourrait bien se révéler désastreuse. En effet, risques et menaces se précipitent, au sens chimique du terme, dans l’environnement de sécurité de l’Europe. Les Etats d’Europe sont-ils encore des Etats régaliens ou se veulent-ils prioritairement des « Welfare States », voués à redistribution des revenus ? Toujours est-il que la faiblesse globale des dépenses militaires européennes devrait inciter plus encore les Etats à mutualiser certaines capacités et à se spécialiser selon la loi des avantages comparatifs.

Le traité de Lisbonne devrait, selon certains, renforcer la politique européenne de sécurité et de défense (PESD) d’évoluer à travers les nouvelles attributions du Haut représentant de l’Union européenne pour la politique étrangère, celui-ci devant disposer d’un véritable service diplomatique. Voyez-vous un lien entre la diplomatie européenne et la politique européenne de défense et si oui, lequel ?

Selon Kissinger, « une politique de défense est la défense d’une politique » ; Il y a bien un lien fort entre politique, diplomatie et défense. La diplomatie repose sur l’art de la persuasion, la stratégie sur l’art de la force, afin d’atteindre les objectifs fixés par la « Politique », instance en charge de la concorde intérieure et de la sécurité extérieure. Diplomatie et défense ne s’opposent donc pas d’autant plus que, plus on est fort, plus on est persuasif. Ce n’est certes pas toujours vrai mais l’inverse l’est encore moins. Maintenant, il faut comprendre que les équilibres internes entre les différentes instances européennes ne se mettront pas immédiatement en place à la ratification du traité de Lisbonne. Ceci pourrait bien prendre quelques années, pour autant que le processus de ratification se déroule dans le sens souhaité. Enfin, les clauses d’assistance mutuelle et de solidarité incluses dans le Traité sont en-deçà des clauses de défense de l’OTAN et, a fortiori, du Traité de Bruxelles, signé en 1948 et modifié en 1954 (institution de l’Union de l’Europe occidentale). Les Etats « non alliés » (neutres) membres de l’UE, ils sont six, maintiennent leur spécificité et les obligations contractées dans l’OTAN l’emportent sur celles du Traité de Lisbonne. Bref, l’Union européenne n’est pas toujours pas un « Commonwill » politique et stratégique ; pour l’heure, il s’agit d’un « Commonwealth » paneuropéen, sans réelles et fortes ambitions communes sur le plan diplomatique et militaire.

Compte tenu du poids militaire de la Grande-Bretagne, toute initiative de la France dans le domaine de la politique de défense européenne paraît vouée à l’échec en l’absence de soutien de notre voisin Outre-manche. Apercevez-vous une volonté de la Grande-Bretagne d’aller de l’avant avec la France pour renforcer cette politique, comme cela avait été le cas à Saint-Malo en 1998 ?

Si l’on revient au texte et au contexte de la Déclaration de Saint-Malo (décembre 1998), on comprend que l’ « Europe de la défense » est effectivement franco-britannique. Question d’histoire, de culture stratégique et de capacités militaires. Dès lors, il semble difficile d’aller de l’avant sans les Britanniques, d’autant plus que les Allemands ont fait leur une « culture de la retenue » (dont il était rigueur de se féliciter après 1945) et ils semblent privilégier les questions économiques et énergétiques continentales. Leurs fortes connexions avec la Russie, sur le plan énergétique et industriel, les amène à maintenir, dans un souci d’équilibrage, une relation privilégiée avec l’OTAN : s’adosser à l’ensemble euro-atlantique pour mener une politique paneuropéenne. Par ailleurs, c’est dans le cadre de l’OTAN et avec l’appui des Etats-Unis que la République Fédérale d’Allemagne a pu retrouver des marges de souveraineté, puis réunifier son territoire. Ce passé (récent) est toujours présent et il ne faut pas imaginer l’Allemagne se conformer gentiment aux attentes françaises. Ceci explique pour partie les paradoxes éléatiques de la relation franco-allemande (« Achille, immobile, à grands pas »). Cela dit, les situations ne sont pas figées et on peut concevoir que l’Allemagne se révèle intéressée par le renforcement du Centre d’opérations de l’UE. Les avantages pratiques de cette cellule civilo-militaires sont indéniables et la modestie de son format ne signifierait en rien une duplication des moyens de l’OTAN.

Quant à la volonté britannique d’aller de l’avant, dans le domaine de l’ « Europe de la défense », on peut être raisonnablement dubitatif. Le gouvernement britannique est favorable à des coopérations bilatérales, avec la France notamment, et au développement d’un certain nombre de « bulles » opérationnelles. Le « point dur » demeure, répétons-le, la question du Centre d’opérations. La montée en puissance de la PESD suppose le renforcement de cette cellule civilo-militaire, avec un noyau permanent incluant des planificateurs (en sus des techniciens chargés de la maintenance). Les Britanniques veulent y voir une duplication des moyens de l’OTAN et ils s’y opposent. Ils continuent à privilégier le recours aux états-majors nationaux, pour conduire les opérations européennes. En aparté, certains militaires britanniques conviennent du manque d’efficacité et de réactivité de ce système, mais le verrou est politique. Le changement de langage et d’attitude de la France à l’égard de l’OTAN est-il susceptible de faire bouger les lignes ? Les évolutions outre-Atlantique auront-elles une incidence sur la position britannique ? Rien n’est moins sûr. Le poids et l’influence des Britanniques en Europe reposent pour partie sur les « relations spéciales » entre Londres et Washington, ainsi que leur forte présence à l’intérieur des structures de l’OTAN. C’est une question d’intérêt national. Il va donc falloir preuve de discernement, pour voir l’infiniment petit et déceler les évolutions possibles outre-Manche, et éviter les déclarations intempestives. La discrétion est une vertu.

Entre volontarisme américain et pressions russes, comment analysez vous l’opposition de la France et de l’Allemagne ayant empêché l’Ukraine et la Géorgie d’accéder au statut de candidat officiel à l’OTAN lors du sommet de Bucarest ?

On a voulu y voir un signe d’apaisement à l’égard de la Russie, honteuse manifestation d’une politique de complaisance ; on aimerait que la Russie émette elle aussi des signes d’apaisement envers les Occidentaux. Pourtant, cette interprétation me semble exagérée. A mon sens, la Géorgie et l’Ukraine (question plus complexe) ont vocation à entrer dans l’OTAN et à se lier fortement à l’UE. On ne saurait reconnaître à Moscou un droit de regard sur les territoires ex-soviétiques et un droit de veto implicite sur les décisions de l’OTAN. Peut-être les Etats-Unis ont-ils voulu précipiter les choses, sans négocier en profondeur cette question avec les Allemands ? Berlin aurait ainsi rappelé à l’allié américain son poids et son influence dans les affaires est-européennes. Il faut cependant tenir compte de l’importance des intérêts allemands en Russie et de l’héritage diplomatique laissé par Gerhard Schröder, particulièrement complaisant envers son homologue russe. La question de l’élargissement à la Géorgie et à l’Ukraine sera rediscutée ; le principe semble acquis et c’est une question de rythme, de tempo. Ce point de discorde entre les Alliés aura montré que l’OTAN n’est pas un simple instrument entre les mains des Etats-Unis. Le multilatéralisme atlantique est une réalité.

Quel bilan faites-vous de ce sommet ?

Un bilan mitigé sur le coup, plus positif avec quelques jours de recul : accord de principe sur la défense antimissile ; réaffirmation des solidarités transatlantiques en Afghanistan ; élargissement à la Croatie et à l’Albanie ; report temporaire des candidatures géorgienne et ukrainienne mais rappel du principe de la porte ouverte. La question macédonienne est plus préoccupante. La difficile stabilisation de l’aire balkanique requiert un fort engagement des instances euro-atlantiques et les équilibres sont fragiles. Il est regrettable que la candidature macédonienne ait été refusée alors même que d’aucuns redoutent par ailleurs un hypothétique irrédentisme albanais (la « grande Albanie »). Bref, nous n’en avons pas fini avec les Balkans.

Soulignons enfin le soutien apporté par George Bush à l’ « Europe de la défense ». Aussi puissants soient-ils, les Américains ne peuvent porter le monde et ils ont besoin d’alliés solides. Une Europe plus solidement constituée correspondrait à leurs intérêts bien compris, ce dont un diplomate aussi avisé que George Kennan, l’inspirateur du containment, était pleinement conscient. En son temps, il avait proposé de combiner une entité européenne et une entité nord-américaine (le « concept de l’haltère »). Une Europe plus solidement constituée ne peut que soulager la puissance américaine, menacée d’ « hyper-extension impériale », sans présenter un risque de contestation de son hégémonie globale. Ce n’est pas d’Europe que viennent les remises en cause et les nations européennes ne peuvent que redouter un brutal décrochage des Etats-Unis. L’histoire des cycles de puissance montre que les basculements d’énergie, de richesses et de puissance ne sont guère pacifiques et nul n’a intérêt à accélérer un processus pouvant mener à une nouvelle « guerre de trente ans ». De fait, le quiétisme européen contraste avec l’activisme américain mais les nations de l’aire euro-atlantique sont fondamentalement des » puissances conservatrices » (les « statu quo powers »), par opposition aux « puissances perturbatrices ».

Le président Vladimir Poutine s’était dit prêt, avant le sommet de Bucarest, à braquer des armes russes sur l’Europe si les Etats-Unis installaient leur bouclier anti-missiles en Pologne et en République tchèque. Que pensez-vous du projet américain, et quelle appréciation portez-vous sur les menaces que le leader russe semble avoir abandonné après sa rencontre avec GW Bush le lendemain du sommet ?

Ce projet américain me semble correspondre à des évolutions stratégiques en profondeur que l’on ne peut balayer d’un revers de main. Les vertus des systèmes antimissiles font débat depuis les années 1950 et tout ce qui peut être techniquement réalisé sera effectivement réalisé (c’est ce que Heidegger nomme « le monde de la Technique »). La dialectique de l’épée et du bouclier est plus forte que le rêve (l’illusion ?) d’une éternelle paix nucléaire, reposant sur la « destruction mutuelle assurée », et nous nous acheminons vers des formes de dissuasion globale, fondées sur des combinaisons d’armes nucléaires, de capacités de projection et de systèmes antimissiles. L’installation de missiles intercepteurs en Pologne et d’un radar « high tech » en République tchèque s’inscrit dans cette logique de projection de puissance qui fait des Etats-Unis, géopolitiquement parlant, une « puissance européenne ». Les alliés européens de l’OTAN ont apporté leur soutien à la Missile Defense. La question est de savoir comment les Européens peuvent éviter d’être les simples protégés des Etats-Unis dans l’OTAN du XXIe siècle. Le déni de réalité n’est pas la juste voie.

Les dirigeants russes - Vladimir Poutine, des généraux, des membres de la Douma -, ont de fait formulé de multiples menaces, dérogeant ainsi aux règles de bienséance qui conviennent entre pays partenaires (rappelons qu’il existe un Conseil OTAN-Russie). Pourtant et de l’avis de la plupart des experts, les quelques systèmes antimissiles déployables en Europe centrale ne menacent en rien les forces nucléaires stratégiques russes. Les enjeux sont moyen-orientaux (le nucléaire iranien et la possible stratégie de « sanctuarisation agressive » de Téhéran). Il y a une dimension symbolique forte qui permet d’approcher la position russe : le déploiement d’armes américaines sur l’ancien glacis soviétique, mais la « doctrine Brejnev » est morte depuis 1988 et les pays d’Europe centrale et orientale appartiennent aux instances euro-atlantiques. La Pologne et la République tchèque exercent librement leur souveraineté.

On peut par ailleurs penser que les dirigeants russes redoutent les virtualités technologiques de la Missile Defense, avec le développement futur de lasers de combat et d’armes antisatellite. Les enjeux dépassent par ailleurs la seule relation russo-américaine, la Corée du Sud et le Japon étant associés à la composante asiatique de la Missile Defense. En retour, la Chine populaire pourrait développer de nouveaux efforts nucléaires et balistiques, bousculant par contrecoup l’équilibre stratégique entre Moscou et Pékin. Il ne faut certainement pas négliger la place grandissante de la Chine dans les représentations géopolitiques russes. Aux Russes de négocier une forme de « paix perpétuelle » à l’Ouest pour faire face aux redoutables défis au sud et à l’est de leurs frontières. Remémorons-nous cette citation, approximative, de l’Amiral Castex : « La Russie est asiatique avec Gengis khan et européenne avec Michel Strogoff ».

Comment voyez-vous l’avenir de l’Alliance atlantique dans notre monde de l’après guerre froide ? Quelles doivent être ses missions, son organisation et ses limites géographiques ? Quel doit être son rôle vis-à-vis de l’Union européenne ?

Nous ne sommes plus dans l’après-1989 et nous devons rompre avec l’illusion post-Guerre froide d’un monde régi par le règne de la loi et les seules logiques de marché. Force est de constater que l’Alliance atlantique a survécu aux conditions qui l’avaient fait naître, ce qui dément les thèses « réalistes » selon lesquelles les alliances ne reflèteraient que la distribution momentanée des éléments de puissance et des enjeux de sécurité dans le système interétatique. Cela ne peut s’expliquer par les « fautes » de nos partenaires, frappés les uns et les autres de tares intellectuelles et/ou morales. L’Alliance atlantique est plus qu’une alliance ; c’est une communauté de sécurité entre nations qui repose sur une communauté de civilisation. Le préambule du Traité de Washington peut être qualifié à une « profession de foi » politique et civilisationnelle. Dès lors, l’OTAN n’est pas amenée à disparaître. Les principes fondateurs, la défense collective de ses membres et la conduite de la guerre sur le front afghan lui fournissent moult raisons d’être, inscrits dans la durée.

Avec l’Afghanistan, l’OTAN a fait le choix du « grand large » et le débat théorique est en retard sur la globalisation militaire. Dans ce contexte géostratégique, on peut comprendre la volonté des Etats-Unis de négocier des « partenariats globaux » entre l’OTAN et des pays engagés sur des théâtres d’opérations extérieurs (l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Japon, la Corée du Sud, mais aussi la Suède et la Finlande). Prenons soin toutefois de ne pas perdre le sens des finalités (et de la finitude) et celui des limites à ne pas outrepasser. Une « OTAN globale », dépourvue de référents historiques, culturels et géographique pourrait y perdre en cohésion géostratégique et diluer les solidarités transatlantiques. La perspective d’une coalition des « sociétés ouvertes » et des « démocraties de marché », version Alvin Toffler, est par trop fonctionnelle et techniciste. Cette remarque vaut aussi pour l’Europe en tant que telle.

Pour autant et d’un point de vue européen, il ne faut pas non plus négliger l’Asie-Pacifique. L’affirmation politique, économique et militaire de la Chine, et ses conséquences, doivent être incorporées dans les cartes mentales des décideurs européens. Les effets de ce phénomène géopolitique de grande ampleur dépassent d’ores et déjà les ratiocinations intellectuelles et nous ne devons pas nous aveugler sur le fait qu’une guerre en Asie entraînerait des bouleversements d’ensemble jusqu’en Europe. Les points d’appui et d’équilibre de la Grande Asie – de l’Inde au Japon et à la Corée du Sud, en passant par Singapour et les pays de l’ASEAN, sans omettre l’Australie – ne sont pas à négliger. Plutôt que de mondialiser l’OTAN de manière excessive, il faudrait privilégier des relations souples et flexibles avec une ANZUS réactivée (alliance entre l’Australie, la Nouvelle-Zélande et les Etats-Unis), prêter attention aux velléités japonaise de développer un « arc des démocraties » en Asie-Pacifique. Et surtout, ne cédons pas à l’ « oubli de l’Inde ». L’enjeu est de relier, de conjuguer, d’articuler, plutôt que de projeter sur la planète entière une « grande OTAN » potentiellement désarticulée.

Peut-on imaginer les Européens se doter d’une véritable armée européenne ?

On peut l’imaginer mais cela ne me semble guère utile car trop en décalage par rapport aux réalités voire « hors-sujet » (ce n’est pas l’objectif de la PESD). De surcroît, ce ne peut pas même être une idée-force dans nos sociétés dites « post-héroïques » ; le projet d’ « armée européenne » n’est pas un mythe sorélien (au sens de Georges Sorel). On peut raisonnablement anticiper des progrès dans le domaine de la sécurité mais modestement, selon une logique évolutionniste et progressive. Au-delà des aspects diplomatiques, militaires et techniques, il faut bien comprendre que l’UE ne forme pas une unité de sens et de puissance, rassemblée par un fort sentiment d’appartenance, (une forme de patriotisme de civilisation).

Il ne saurait pourtant y avoir de communauté de défense effectivement opérationnelle sans communauté de valeurs spirituelles reconnue et identifiée comme telle. Pouvons-nous progresser sur cette voie ? Les héritages qui fondent en propre l’Europe, et l’Occident, sont frappés d’interdit. Peut-on aujourd’hui imaginer Nicolas Sarkozy et Angela Merkel assister ensemble, à l’instar de Charles De Gaulle et de Konrad Adenauer, à un Te deum en la cathédrale de Reims ? En France, les héritiers supposés de la démocratie-chrétienne seraient les premiers à s’en indigner. Pourtant, on ne défend que ce avec quoi l’on fait corps. Mais il est vrai que la genèse des corps politiques échappe en partie aux intentions explicites et demeure largement mystérieuse. « Fais ce que dois, advienne que pourra ». Ce n’est en rien une justification de l’irresponsabilité politique.


Informations sur Jean-Sylvestre Mongrenier
Jean-Sylvestre Mongrenier est Chercheur à l’Institut Français de Géopolitique (Paris VIII) et Chercheur associé à l’Institut Thomas More. Spécialisé dans les questions de défense européenne, atlantique et occidentale, il participe aux travaux du Groupe PESD de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE) et du Centre d’Etudes et de Recherches de l’Ecole Militaire (CEREM).
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