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Intervention du 09-04-2010

La jurisprudence de la CEDH, facteur d’actualisation de la Déclaration des droits de l'Homme de 1789

Ancien membre du Conseil constitutionnel, Noëlle Lenoir intervenait lors du colloque international organisé par l'Université de a Sorbonne Nouvelle, le 9 avril 2010, sur le thème : "Les 60 ans de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales". Elle a démontré l'apport de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme sur un certains nombre de dispositions de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789.

Programme du colloque

Texte de l'intervention de Noëlle Lenoir

De prime abord, l’influence de la jurisprudence du Conseil d’Etat est plus évidente que celle de la CEDH, ne serait-ce qu’en raison de la consanguinité entre les deux juridictions françaises. La valorisation du concept d’intérêt général, le souci de ménager les intérêts - et deniers en particulier - de la puissance publique, la méthodologie utilisée pour faire émerger des principes généraux ou fondamentaux, la motivation rigoureuse, mais succincte des décisions, tout rapproche les deux cours suprêmes administrative et constitutionnelle.

Pour ma part, néanmoins, je considère que l’influence de la jurisprudence de la CEDH sur le juge constitutionnel français est plus marquante que celle du Conseil d’Etat. Pour une raison simple, à savoir que la jurisprudence de la CEDH, réalisant la synthèse d’une double inspiration de la common law et du droit continental, a permis d’accompagner le mouvement de judiciarisation vis-à-vis duquel le Conseil d’Etat se montre plus réticent.

C’est sur la base de ce postulat que je voudrais essayer de vous montrer, à travers quelques exemples, à quel point le Conseil constitutionnel a été réceptif à l’influence de la CEDH. Même s’il ne l’avoue jamais, en ne faisant jamais – ou presque – référence aux arrêts dont il tient compte dans ses décisions.

LES DOMAINES PRIVILÉGIÉS D'INFLUENCE DE LA CEDH

L’extraordinaire destin de l’article 6 de la CEDH sur le procès équitable.

Cet article, comme vous le savez, comporte trois paragraphes :

  • Le 1) reconnait à toute personne « le droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial », que ce soit en matière civile ou pénale ;
  • Le 2) pose le principe de la présomption d’innocence ;
  • Le 3) énonce les conditions d’exercice des droits de la défense.

Or, en dehors de la présomption d’innocence qui renvoie directement à l’article 9 de la DDHC, les autres principes de l’article 6 de la Convention européenne n’ont pas d’article correspondant dans la Déclaration de 1789. Il a fallu que le Conseil constitutionnel sollicite l’article 16 de la DDHC , ou encore la notion de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République pour en faire découler les droits de la défense, tels qu’ils sont au cœur de la CEDH. Et c’est à partir des droits de la défense que le Conseil constitutionnel a pu ranger dans le corpus constitutionnel le principe, très inspiré de la common law, du procès équitable préservant l’égalité des armes.

La décision 95-360 du 2 février 1995 sur la loi relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative est particulièrement illustrative lorsqu’elle indique « que le principe du respect des droits de la défense constitue un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République… ; qu’il implique, notamment en matière pénale, l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties… » (Considérant 5)

Autre exemple, la décision 98-408 sur le statut de la Cour pénale internationale du 22 janvier 1999. Elle rappelle notamment l’article 64 du statut qui renvoie à la conduite du procès « de façon équitable et avec diligence dans le plein respect des droits de l’accusé…» et considère in fine que « les exigences constitutionnelles relatives au respect des droits de la défense, et à l’existence d’une procédure juste et équitable, garantissant l’équilibre des droits des parties sont ainsi satisfaites » (Considérant 25)

Enfin, on peut aussi évoquer la décision 2006- du 27 juillet 2006 relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information, à propos d’une loi de transposition de directives communautaires encadrant et protégeant le droit d’auteur à l’heure d’Internet. Le Conseil constitutionnel y rappelle, dans la ligne des exemples précédents, « le droit au recours effectif, les droits de la défense et le droit à un procès équitable. » (Considérant 11)

La jurisprudence sur les droits de la défense et le procès équitable a eu d’autant plus de portée que le Conseil constitutionnel, suivant les pas de la CEDH, en a étendu les principes au droit répressive administratif (autorité de régulation, y inclus le droit de la concurrence qui est aujourd’hui ma pratique quotidienne).

Il n’est hélas pas possible d’aborder ici la question de l’influence de la jurisprudence de la CEDH relative à l’article 13 sur le droit au recours effectif. Elle a pourtant été considérable en ce qui concerne tant les droits nationaux que le droit communautaire. Certes, le Conseil d’Etat avait tracé audacieusement la voie en ouvrant très largement le recours pour excès de pouvoir à l’actio popularis. Mais la jurisprudence de la CEDH systématise le droit à un recours effectif et le Conseil constitutionnel a largement repris le concept.

Un seul exemple. Dans la décision 96-373 du 9 avril 1996 sur le statut d’autonomie de la Polynésie française, le Conseil relève, au sujet des recours contre les actes d’application des délibérations de l’Assemblée polynésienne « qu'aux termes de l'article 16 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : "Toute Société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution" ; qu'il résulte de cette disposition qu'en principe il ne doit pas être porté d'atteintes substantielles au droit des personnes intéressées d'exercer un recours effectif devant une juridiction ». Là encore, on constate la marge d’interprétation de l’article 16 que s’octroie le Conseil constitutionnel sur la base de la jurisprudence de la CEDH.

De la liberté d’expression au pluralisme des médias issus de l’article 10 de la CEDH

Force est de constater que la liberté d’expression, affirmée par l’article 11 de la DDHC, a une force équivalente à celle définie à l’article 10 de la CEDH. Selon la DDHC, cette liberté « est un des droits les plus précieux de l’homme ».

C’est ce à quoi répond la CEDH lorsqu’elle souligne que cette liberté « constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun » (Handyside c/ UK, du 7 décembre 1976, à propos de publications scolaires abordant la question de la sexualité), tandis que le Conseil reprend l’idée suivant laquelle « la liberté d’expression est une condition essentielle de la démocratie ». (Décision 84-181 du 11 octobre 1984 sur la loi visant à limiter la concentration et à assurer la transparence financière et le pluralisme des entreprises de presse, dite loi Hersant)

L’apport réel de la CEDH a été d’élargir la notion de la liberté d’expression à celle de pluralisme, justifié par le droit très moderne de chacun « de disposer, aussi bien dans le cadre du secteur privé que dans celui du secteur public, de programmes qui garantissent l’expression de tendances de caractère différent dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information ». (Décision 2000-433 du 27 juillet 2000 sur la transposition de la directive TV sans frontières)

LE CHOC DES CULTURES

Les validations législatives au regard du principe du procès équitable de l’article 6 de la CEDH

L’arrêt Zielinski et Pradal c/France du 28 octobre 1999 est d’autant plus topique qu’en dépit du contrôle abstrait exercé par le Conseil constitutionnel (avant la QPC), c’est une affaire - cas rare - qui avait d’abord été traitée par le Conseil (Décision 93-332 du 13 janvier 1994 sur la loi relative à la santé publique et à la protection sociale).

Or la condamnation de l’Etat français, pour une validation législative pourtant bénie par le juge constitutionnel français, a été sans appel. Les motivations des deux juridictions méritent d’être rappelées, car elles révèlent une sorte de choc des cultures juridiques entre Paris et Strasbourg. Comme le précise la CEDH, le Conseil avait estimé conformes à la Constitution des dispositions qui privaient définitivement des agents publics de primes qui leur étaient dues en vertu de leur statut, au motif que la loi en cause visait à « mettre fin à des divergences de jurisprudence et éviter par là-même le développement de contestations dont l’aboutissement aurait pu entraîner des conséquences financières préjudiciables à l’équilibre des régimes sociaux en cause » On retrouve le souci de ménager les finances publiques du Conseil d’Etat, à côté d’une motivation pour le moins peu favorable au droit au recours.

La réponse de la CEDH a été nette. Elle a d’abord fait valoir que les divergences de jurisprudence constituaient « par nature, la conséquence inhérente à tout système judiciaire qui, à l’instar du modèle français, repose sur un ensemble de juridictions du fond ayant autorité sur leur ressort territorial ». Elle a ensuite estimé que « le risque financier dénoncé par le gouvernement…ne saurait permettre en soi que le législateur se substitue tant aux parties à la Convention collective qu’aux juges pour régler le litige »…

Depuis cet arrêt, il faut le reconnaître sévère mais bien-fondé, la jurisprudence du Conseil est très similaire à celle de la CEDH (notion d’impérieux motifs d’intérêt général.

Le statut d’indépendance des juges et la garde à vue au regard de l’article 5 de la CEDH sur la protection contre les arrestations, accusations et détentions arbitraires

Il est impossible de passer sous silence la jurisprudence toute récente de la CEDH sur la garde à vue, et notamment l’arrêt déjà fort commenté « Medvedyev c/France » du 29 mars 2010. Cette affaire, qui mettait en cause le droit international de la mer et le droit pénal français, n’est pas sans conséquence en effet sur les projets gouvernementaux de suppression du juge d’instruction.

Dans cette affaire d’arraisonnement d’un navire suspecté d’être impliqué dans un trafic de stupéfiants, le Cour conclut au rejet. Selon l’arrêt, l’article 5 § 3 de la CEDH n’a pas été violé, car les requérants gardés à vue ont été effectivement conduits « aussitôt » devant un juge d’instruction. Aussi l’arrêt a-t-il surtout retenu l’attention de par sa motivation qui contredit celle du Conseil constitutionnel relativement au statut du Parquet.

Pour le Conseil en effet, l’autorité judiciaire « gardienne de la liberté individuelle » suivant l’article 66 de la Constitution, inclut les magistrats du Parquet . Pour la CEDH, un magistrat français du Parquet n’est pas de ceux qui sont « habilités par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3de la CEDH, car ce « magistrat doit présenter les garanties requises d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu’il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l’instar du ministère public. Il doit avoir le pouvoir d’ordonner l’élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la justification de l’arrestation et de la détention » (citations de précédents)

C’est donc à toute une réflexion sur l’habeas corpus au regard du droit français que nous convie la CEDH qui s’invite ainsi à participer au débat français sur la réforme de la procédure pénale.

J’aurais souhaité, mais le temps manque, pouvoir évoquer les similitudes et les influences réciproques entre la CEDH et les cours constitutionnelles, dont la cour française, dans le domaine du droit économique. J’en fais quotidiennement l’expérience dans ma pratique d’avocat en concurrence et en droit public économique. Je pense notamment à la conception largement partagée entre les deux cours du droit de propriété, à la fois de plus en plus étendu dans son champ d’application et limité dans sa portée pour répondre à des objectifs sociaux d’intérêt général. L’application du principe du respect de la vie privée au monde de l’entreprise est aussi assez comparable d’une cour à l’autre.

CONCLUSION

Aussi je m’en tiendrais aux exemples que je viens de donner. Et j’en viens donc à ma conclusion.

L’apport majeur de la jurisprudence de la CEDH est qu’elle a permis de revisiter un certain nombre de dispositions de la DDHC (Articles 11 et 16). De sorte qu’elle a accentué le caractère de droit vivant du droit constitutionnel interne à l’instar de ce qu’est la Convention elle-même. Comme le rappelle la CEDH dans son arrêt « Colas c/France » du 16 avril 2002, « la Convention est un texte vivant à interpréter à la lumière des conditions de vie actuelles ». On pourrait dire la même chose du bloc de constitutionnalité.

L’ordre constitutionnel européen est en passe de s’enrichir et de se consolider, et je suis heureuse qu’à travers le « dialogue des juges » cher à mon ami Bruno Genevois, le Conseil constitutionnel soit en mesure d’y contribuer encore plus efficacement avec la QPC. Et ce, d’autant que, comme l’a fort justement souligné le Président Costa, « une bonne application de la subsidiarité est absolument nécessaire » pour préserver l’avenir de la CEDH.

Enfin, je suis tout aussi heureuse de la perspective de la ratification de la CEDH par l’UE. Cela n’est pas fait. Loin de là. Les négociations sont difficiles, car cette ratification requiert l’unanimité des Etats. C’est pourquoi je prends la liberté de proposer l’organisation d’un colloque sur les perspectives de ratification de la CEDH par l’UE sur l’ordre constitutionnel européen, dont fait partie l’ordre constitutionnel français.

La présidente Noëlle Lenoir

https://twitter.com/noellelenoir

  • Avocate
  • Membre honoraire du Conseil Constitutionnel
  • Conseiller d’État honoraire
  • Ministre déléguée aux Affaires européennes (2002-2004)
  • Présidente du Cercle des Européens (depuis 2004)
  • Présidente d’honneur-fondatrice (1994) de l’Association des Amis d’Honoré Daumier
  • Présidente du Cercle Droit et débat public (depuis 2019)
  • Membre de l’Académie des Technologies
  • Membre de l’American Law Institute
  • Administrateur de HEC Business School
  • Vice-Présidente d’ICC France
  • Présidente du Comité international de bioéthique de l’UNESCO (1993-1998)
  • Présidente du groupe de conseillers pour l’éthique de la biotechnologie de la Commission européenne (1994-1998)
  • Déontologue de l’Assemblée Nationale (2012-2014)
  • Présidente du Comité d’éthique de Radio-France (2017-2018)
  • Présidente du Comité Éthique et scientifique de Parcoursup (2018-2019)
  • Visiting Professor à la Faculté de droit de Columbia
  • University à New-York (2001-2002)
  • Professeure affiliée à HEC (depuis 2002)
  • Présidente de l’Institut d’Europe d’HEC (depuis 2004)
  • Bâtonnier honoraire de Gray’s Inn à Londres (depuis 1996)
  • Docteur honoris causa de Suffolk University à Boston (USA) et de University College London (Royaume Uni)
  • Honorary Fellow du Hasting Center (USA)

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